WHITEHEAD (A. N.)

WHITEHEAD (A. N.)
WHITEHEAD (A. N.)

Exploitant certaines conceptions de logique mathématique, Alfred North Whitehead collabora avec Bertrand Russell aux Principia mathematica , qui sont un des points de départ les plus importants des considérations logiques en Angleterre et en Amérique. On peut exposer sa philosophie en fonction de différents points de vue et suivant certaines époques fondamentales de sa pensée. Ce qu’il y a de difficile et parfois d’un peu obscur dans son langage vient de son désir de ne pas retomber dans d’anciennes conceptions et de trouver des concepts qui indiquent des voies nouvelles à la pensée. Pour ne prendre d’abord qu’un exemple, sa théorie du sujet comme superjet est quelque chose qui ne se conçoit bien que si l’on renonce aux idées d’objet et de sujet. Whitehead appartient au groupe des «néo-réalistes critiques», mais ce groupe, formé par des philosophes remarquables comme Charles Augustus Strong et George Santayana, n’est jamais arrivé à s’unifier autour d’une plate-forme valable. Se méfiant de toutes les abstractions, Whitehead insiste de plus en plus fort sur l’idée d’organisme: relativité d’une part, organisme de l’autre sont les deux pôles autour desquels s’ordonne le mieux sa pensée. En fait, il a affirmé comme Henri Bergson, qui fut un de ses maîtres, qu’aucune notion n’est irréductible et que toutes les notions s’impliquent les unes les autres.

1. Le philosophe

La négation de la bifurcation cartésienne

Né à Ramsgate (Kent), Alfred North Whitehead se forma à Cambridge, où il devint fellow de Trinity College, puis fut professeur de physique mathématique à l’université de Londres, collaborant alors avec Russell pour la rédaction des Principia mathematica (1910-1913) et publiant lui-même, en 1920, The Concept of Nature . À Cambridge, il avait fait paraître A Treatise on Universal Algebra (1898), ouvrage dans lequel son tempérament philosophique se manifesta d’emblée par l’affirmation de l’autonomie de la raison par rapport à ses expressions et symbolismes opérationnels. Whitehead quitta l’Angleterre en 1924 pour aller enseigner la philosophie à l’université Harvard, aux États-Unis, où il poursuivit ses recherches de logique mathématique et l’élaboration de ses théories sur la relativité. Il mourut à Cambridge (Mass.).

Dans une belle page, Whitehead, se souvenant des visites qu’il fit à Florence aux tombeaux des Médicis, montre comment le Jour, la Nuit, l’Aurore, le Crépuscule sont à la fois quelque chose de temporel et d’éternel. En le voyant évoquer aussi le passage où Dante dit que Aristote et saint Thomas lui ont appris comment l’homme s’éternise, on saisit là les arrière-plans les plus profonds de sa pensée. Il faudrait ensuite reprendre tous les grands problèmes philosophiques et voir quels rôles ont la contingence, la nécessité, la liberté dans la théorie de Whitehead. Comme Edmund Husserl, il a cru à un domaine des essences. Ses essences sont vues par Dieu et, s’ordonnant sur ce point à la pensée de Leibniz, il voit en Dieu celui qui choisit ce monde-ci avec toutes les essences qu’il implique. La «nature conséquente» de Dieu a une influence sur la «nature primordiale» de Dieu. Le monde devient et Dieu survient (ingression ); ils se désirent, ils s’engendrent l’un l’autre, l’un par l’autre dans une «nouveauté imprévisible» rythmée par des cycles d’entités où s’épuise et se renouvelle l’infinitude du fini, «tissu des feelings physiques de Dieu sur ses concepts primordiaux».

Une des meilleures façons d’entrer en contact avec la philosophie de Whitehead est d’accentuer ses aspects négatifs par rapport aux différentes traditions qui ont gouverné la philosophie des sciences depuis Galilée et Descartes. Cette pensée se présente d’abord comme une négation de la bifurcation entre la chose pensante et la chose étendue, que l’auteur regarde comme étant profondément unies. La bifurcation cartésienne, affirme-t-il, a eu pour conséquence le fait qu’on a eu, d’un côté, des objets sans sujets et, de l’autre, des sujets sans objets. On comprend ainsi pourquoi, au début du XIXe siècle, s’est fondée en Allemagne une philosophie idéaliste qui, par négation de la bifurcation, montrait partout pensée et matière comme étroitement unies. Sans cette bifurcation par laquelle Galilée et Descartes opposèrent pensée et étendue, on aurait évité les excès de l’idéalisme absolutiste. La réflexion de Hume au XVIIIe siècle donne une sorte de vue superficielle des choses, lesquelles sont réduites assez arbitrairement à leurs représentations. Cette tendance se continue chez Kant, puis, au XIXe siècle, chez Schopenhauer. Aucun des deux, non plus que Schelling ni Hegel, n’arriva à surmonter les difficultés de l’idéalisme. Mais, si l’on réfléchit sur le fait que Hume a insisté avant tout sur les éléments représentationnels, si l’on considère que, pour lui, l’espace et le temps se réduisent à des points et à des instants discontinus, on voit qu’il n’a pas tenu compte de cet élément fondamental de notre connaissance des choses qu’est le mode d’efficacité causale, le mode par lequel nous nous saisissons nous-mêmes comme cause, ainsi que Maine de Biran l’a mis en lumière.

Pour nous faire prendre conscience du caractère touffu et opaque de l’expérience, Whitehead nous invite à réfléchir sur le sourire du chat dans Alice au pays des merveilles , de Lewis Carroll. Le sourire du chat ne peut être localisé en aucun point de l’espace; nous saisissons par là que, n’étant en aucun point de l’espace, il est en même temps en tous les points et que, par-delà l’espace représenté, il y a l’espace qualitatif, qui est l’espace affectif et n’est nullement réductible aux représentations que nous pouvons en avoir.

Dieu et les «objets éternels»

Pour avancer dans l’étude de la philosophie de Whitehead, il faudrait prendre quelques expressions comme «événement», «progrès des événements», «préhension des événements». Cette dernière nous conduirait à une comparaison entre Whitehead et Husserl; il est pour le moins possible d’affirmer que, par cette idée de préhension, le premier est allé plus loin que le second dans la compréhension du monde, laquelle nous est donnée sans jamais nous être donnée complètement. Whitehead a d’abord été un théoricien de la science moderne malgré la nécessité où il s’est trouvé d’affirmer son opposition avec elle; il le fit en particulier au sujet des qualités sensibles et au sujet du traitement que fait subir la science à l’idée d’espace et à celle de temps, en détachant l’une de l’autre de façon arbitraire et en les réduisant toutes deux à n’être que des multiplicités distinctes de points et d’instants. Cependant, la philosophie de Whitehead est une philosophie qui possède de multiples portes d’entrée. L’auteur appelle sa philosophie tantôt «philosophie de l’organisme», tantôt «philosophie du processus» et de l’évolution, ou encore «philosophie spéculative». Mais quelquefois on a le sentiment qu’il voudrait dépasser les époques, remonter dans le temps, pour tenter de concilier par exemple Platon et Aristote. Quand il parle de la «nature primordiale de Dieu» et de sa «nature conséquente», il semble le faire parfois en pur théologien informé d’ailleurs de toutes les doctrines de la fin de l’Antiquité et des Temps modernes. Qu’entend-il par nature primordiale et par nature conséquente de Dieu? Dieu regarde les essences ou «objets éternels», comme chez Platon ou chez Leibniz, mais, chez Whitehead, ce sont des essences qualitatives. Ce monde des essences, présent à la pensée de Dieu, Dieu le regarde avec une infinie tendresse. C’est pour cela qu’il serait très difficile de ranger Whitehead soit parmi les philosophes tough minded , comme disait William James, soit parmi les philosophes tender minded ; il est les deux à la fois. Il ne se satisfait pas complètement d’un monde bien ordonné, il veut le voir, selon l’expression de James, dans son aspect opaque et farouche: «La nature, écrit-il, comprend en elle d’énormes permanences [...]. L’événement qui est ma vie corporelle unifie en soi des aspects de l’Univers.» Dieu et le monde se font l’un par l’autre; et c’est l’idée de «concrescence» appliquée à chacun d’eux, et plus profondément encore à leur union, qui «concrétise» le devenir, le renouvellement et du monde et de Dieu.

2. Le mathématicien

Certes, de l’œuvre de A. N. Whitehead reste principalement la troisième partie de sa carrière consacrée à la philosophie des sciences et à sa théorie de l’organisme, mais il s’est d’abord consacré aux mathématiques pures, algèbre et géométries non euclidiennes. Son étude des fondements logiques des mathématiques, qui culmine avec les trois volumes des Principia mathematica , écrits en collaboration avec Bertrand Russell, est suivie de contributions de physique théorique, sur la théorie de la relativité et sur la gravitation, points de départ de sa réflexion épistémologique.

Le premier ouvrage de Whitehead, A Treatise on Universal Algebra , le place dans la tradition de l’école formaliste des algébristes anglais et fait de lui un héritier direct de Peacock, Augustus De Morgan et George Boole. Ce texte, difficile, est nourri des idées de Robert Grassmann et de William R. Hamilton sur le calcul des extensions, qu’il interprétera dans le cadre des géométries non euclidiennes. Entre 1898 et 1903, Whitehead travaille au deuxième volume de son ouvrage consacré à la théorie générale des algèbres (quaternions, matrices...), mais il découvre que son approche est très semblable à celle que B. Russell adopte dans son deuxième volume, en préparation, des Principles of Mathematics . Les auteurs ne publient donc pas la seconde partie de leurs livres respectifs et décident de collaborer. C’est l’origine de leur ouvrage fondamental, Principia mathematica , dont les trois volumes paraissent respectivement en 1910, 1912 et 1913 (cf. B. RUSSELL pour une analyse du contenu et de l’importance de l’œuvre).

Vers la même époque, Whitehead s’est intéressé à l’axiomatisation des systèmes géométriques et aux modèles mathématiques du monde sensible. Dans son article «On mathematical concept of the material world» (1906), il se place dans une perspective délibérément non newtonienne et tente une description logico-mathématique du monde comme un ensemble de relations et d’objets, formant le «champ» de ces relations, qui soit cohérent avec l’expérience physique.

Son petit ouvrage élémentaire de vulgarisation An introduction to Mathematics (1911), destiné à faire comprendre ce que sont la science et ses rapports à l’abstraction, est plus qu’un manuel, et se place dans une perspective épistémologique. Son objectif, déclare l’auteur dans la Préface, «est non d’enseigner les mathématiques, mais de permettre aux élèves de connaître, dès le début de leurs études, de quoi traite la science et en quoi elle est le fondement nécessaire d’une pensée exacte s’appliquant aux phénomènes naturels».

L’ouvrage le plus caractéristique des conceptions philosophiques de Whitehead sur la relativité et la gravitation est The Principle of Relativity (1922), qui est une réunion de textes de conférences. Les théories qu’y expose l’auteur sont indépendantes conceptuellement de celles qu’ont élaborées Hugo Bergmann, Albert Einstein et Wolfgang Pauli, mais on peut montrer qu’elles sont indiscernables relativement aux quatre tests classiques: la déviation d’un rayon lumineux, le décalage spectral, l’avance du périhélie d’un satellite et le temps retard des ondes radar. Les ouvrages de physique théorique de Whitehead utilisent des outils mathématiques très élaborés et sont souvent obscurs, car il y fait intervenir des considérations sur la nature de notre connaissance. Une de ses idées essentielles est que l’espace-temps possède en tout lieu et à tout instant une structure uniforme et il propose plus une théorie d’une action à distance qu’une véritable théorie du champ unifié. Les forces gravitationnelles se propagent le long des géodésiques de la structure uniforme de l’espace-temps, ce qui provoquerait des variations, qui devraient pouvoir être détectées par des expériences assez précises, dans la constante de gravitation.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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